"A force de chercher les mobiles de nos actes, il est arrivé à percevoir ces mobiles plus distinctement que les actes eux mêmes. Les premiers seuls le frappent, l'intéressent et c'est eux seuls qu'il nous représente dans Borkman. Cet homme, ce dépositaire infidèle, ce banqueroutier frauduleux est un véritable écorché moral, indique le comte Prozor.

"Les désastres s'accumuleront sur des têtes innocentes, les cœurs les plus nobles saigneront, les existences seront brisées, -comme cela nous est si pathétiquement exposé dans ce drame-, on entendra des cris et des lamentations, sans que cet homme s'arrête un seul instant, jusqu'à ce qu'il ait rencontré une force supérieure à la sienne, celle de la société armée contre l'individu agissant seul, dans la plénitude de son indépendance. Alors, si c'est un sage, il baissera la tête et se déclarera mort, comprenant que son rôle est fini et que l'esprit de volonté individuelle, qui finit toujours par faire une victime de celui qu'il possède, mais sans lequel rien d'universel, rien de vraiment humain ne s'accomplit, que cet esprit passera maintenant dans une autre âme, suscitera une autre individualité. Si, au contraire, c'est un Borkman, un être grisé par l'illusion vitale, il s'obstinera, quoique réduit à l'impuissance, il se nourrira d'espérances vaines, il s'enfermera dans son rêve et continuera à le croire réalisable par lui seul, tandis que la vie poursuivra sa marche, que d'autres exécuteront les plans qu'il a conçus, et que, une fois de plus, sera démontrée cette vérité meurtrière pour tant d'âmes même parmi les plus fortes :que, si le principe d'individualité est nécessaire au développement de la race, aucun individu spécial ne lui est indispensable.

"Et Borkman, à vrai dire, n'est pas une âme idéalement forte. Ce n'est pas l'homme seul rêvé par Ibsen."